LA BARQUE ET LES DEUX MOINES
Conte zen
Un soir d'automne, le brouillard épais masque presque entièrement la rivière
Saïtama. Un moine et un jeune novice s'apprêtent à la traverser sur une barque
légère .Les flots sont jaunes, un vent violent s'est levé :
" Maître, je sais bien que l'on nous attend au monastère de Rishiko, mais ne serait-il pas prudent de remettre notre visite à demain ? Nous pourrions manger une boulette de riz, et dormir dans la hutte de branchages que j'aperçois là-bas."
Son maître gardant le silence, Kasuku se résigne à embarquer et commence à
ramer. On ne voit de l'autre rive qu'une ligne sombre perdue dans le brouillard.
" Maître, la rivière est large et le vent qui souffle par le travers nous empêche
d'avancer à notre gré… "
Une dizaine de minutes s'écoulent, qui semblent une heure à Kasuku. Il rame
en silence, le cœur inquiet. Soudain, lâchant les rames, il se dresse, le bras
levé :
" Maître, Maître ! Regardez cette barque qui émerge du brouillard, elle vient
droit sur nous ! … "
" Maître, elle va nous heurter, nous éventrer, nous allons chavirer .Ohé du pilote ! Oh, oh du pilote ! Si je tenais celui qui gouverne cette embarcation, je lui assénerais un bon coup de bâton qui lui ôterait l'envie de mettre en danger de saints hommes comme nous… "
" Maître, voyez la barque approche, elle va nous éperonner de sa proue effilée. J'aperçois maintenant le pilote, ce timonier assassin dort paisiblement ! "
" Maître, la barque est tout près ! Par Brahma ! Que ce pilote criminel soit maudit, que le cycle de ses renaissances s'étende sur un million d'années, qu'il soit chacal, hyène, rat, punaise… "
A l'instant du choc, un remous opportun, ou une manœuvre habile du maître, écarte le danger, et les deux barques indemnes poursuivent leur chemin.
" Tu as observé l'intérieur de la barque, Kasuku ? demande le moine zen.
" Oui, Maître. La forme que je prenais pour un homme était un sac de grains.
" Dis-moi, Kasuku ? contre qui t'es-tu emporté ?